Le toast est une coutume qui s’est appauvrie.
On récite tout au plus la banale formule : « A votre santé »
Un premier de l’an, il y a un siècle, Anna Akhmatova, Russe, poète, nota trois toasts prononcés à sa table. Un premier « Je bois à la terre des près où nous sommes nés et où nous retournerons tous. »
Un autre pour Anna : « Et moi à ses poèmes dans lesquels nous vivons tous. »
Un troisième : « Nous devons boire à celui qui n’est pas encore avec nous. »
J’ajoute ici le mien à la suite :
Précis pour le toast du jour de l’an.
Je bois à celui qui est de service, en train, à l’hôpital,
cuisine, hôtel, radio, fonderie,
en mer, dans un avion, sur l’autoroute,
à qui franchit cette nuit sans un salut,
je bois à la prochaine lune, à la fille enceinte,
à qui fait promesse, à qui l’a tenue,
à qui a payé l’addition, à qui est en train de la payer,
à qui n’est invité nulle part,
à l’étranger qui apprend l’italien,
à qui étudie la musique, à qui sait danser le tango,
à qui s’est levé pour laisser sa place,
à qui ne peut se lever, à qui rougit,
à qui lit Dickens, à qui pleure au cinéma,
à qui protège les bois, à qui éteint un incendie,
à qui a tout perdu et recommence,
à l’abstème qui fait un effort de partage,
à qui n’est personne pour celle qu’il aime,
à qui subit des moqueries et qui par réaction sera héros un jour,
à qui oublie l’offense, à qui sourit sur une photo,
à qui va à pied, à qui sait aller pieds nus,
à qui redonne une part de ce qu’il a eu,
à qui ne comprend pas les histoires drôles,
à la dernière insulte pour qu’elle soit la dernière,
aux matchs nuls, aux N du loto foot,
à qui fait un pas en avant et rompt le rang,
à qui veut le faire et puis n’y arrive pas,
et puis je bois à qui a droit à un toast ce soir
et qui n’a pas trouvé le sien parmi ceux-ci.
Erri De Luca, « Aller simple », traduit de l’italien par Danièle Valin, Editions Gallimard
Habillage sonore : Erik Truffaz les choses de la vie
Erri De Luca est né le 20 mai 1950 à Naples. Sa famille, ruinée par la guerre, vit dans un logement de fortune du quartier populaire et surpeuplé de Montedidio. À seize ans, Erri De Luca se révolte contre les injustices sociales et se déclare communiste. En 1968, ses études secondaires terminées, De Luca, marquée, notamment, par la lecture de l’Hommage à la Catalogne de George Orwell, quitte sa famille pour Rome où il s’engage dans l’action politique révolutionnaire.
En 1969, il rejoint Lotta Continua, une formation politique communiste et révolutionnaire jusqu’à sa dissolution à l’été 1977. Refusant, contrairement à certains de ses amis, la clandestinité et la lutte armée, Erri De luca, en 1978, embauche chez Fiat, où il participe aux luttes ouvrières, durant deux ans ; jusqu’à l’échec des mouvements sociaux de l’automne 1980 et les licenciements massifs.
Jusqu’en 1995, Erri De Luca sera un ouvrier solitaire et itinérant, sans qualification. Manœuvre à Naples, après le tremblement de terre de novembre 1980, De Luca fuit les lois spéciales de son pays, trouve refuge en France, en 1982, et travaille sur des chantiers dans la banlieue parisienne.
Pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), dans l’ex-Yougoslavie, Erri De Luca est chauffeur de camion dans des convois humanitaires destinés à la population bosniaque.
En 2015, solidaire du mouvement No Tav opposé à la construction de la ligne grande vitesse Lyon-Turin, il est accusé d’incitation au sabotage par la société Lyon Turin Ferroviaire L.T.F. S.A.S.. Le procès s’est ouvert à Turin le 28 janvier 2015. Le verdict fut prononcé le 19 octobre 2015 : le parquet ayant demandé 8 mois de prison ferme, il est finalement relaxé.