Elle est au bord de la route. En briques rouges. La cheminée fume. Qui peut habiter cette maison perdue ? Elle se rapproche. On voit des rideaux blancs. Des rideaux de mousseline. Nous disons « mousseline » avec du doux dans la bouche. Et, devant les rideaux, dans l’entre-deux des doubles fenêtres, il y a une tulipe.
[…] Ici, dans le désert de glace et de neige, une tulipe. Rose entre deux feuilles pâles. Nous la regardons. Nous oublions la grêle qui cingle. La colonne ralentit. « Weiter », crie le SS. Nos têtes sont encore tournées vers la maison que nous l’avons depuis longtemps dépassée.
Tout le jour nous rêvons à la tulipe. La neige fondue tombait, collait au dos notre veste trempée et raidie. La journée était longue, aussi longue que toutes les journées. Au fond du fossé nous creusions, la tulipe fleurissait dans sa corolle délicate.
Au retour, bien avant d’arriver à la maison du lac, nos yeux la guettaient. […] Et pendant l’appel, à des camarades qui n’étaient pas avec nous, nous disions : « Nous avons vu une tulipe. »
Charlotte Delbo, Auschwitz et après, tome 2 : Une connaissance inutile, Les Editions de Minuit.
Habillage sonore : Brian Eno – Thusday Afternoon
Charlotte Delbo (1913-1985) était la secrétaire de Louis Jouvet, quand elle a décidé de quitter le théâtre pour s’engager dans la résistance. Arrêtée en 1942, elle sera déportée à Auschwitz en janvier 1943. Elle restera vingt-sept mois en déportation. Dès la fin de la guerre, elle écrira et tirera de ces années de déportation une œuvre majeure, une œuvre en spirale qui, partant de l’expérience concentrationnaire, nous parle de la vie du corps qu’on maltraite, du deuil, de la perte irrémédiable, dans une langue à la fois sobre, dense et poétique, qui marque à jamais son lecteur. Vivant dans l’ombre et pour l’écriture, elle demeurera cependant une femme très engagée : contre la guerre coloniale en Algérie, contre la torture…mais aussi une femme vive, joyeuse, amoureuse de la vie, refusant l’apitoiement, et gardant une foi inébranlable dans la capacité de l’homme à faire le bien.