Pour celles d’entre nous qui vivent sur la frontière
qui se tiennent constamment au bord des décisions
cruciales et uniques
pour celles d’entre nous qui ne peuvent se permettre
les rêves fugitifs du choix
qui aiment dans les couloirs vont et viennent
entre deux aubes
regardant dedans dehors
avant après en même temps
à la recherche d’un présent qui puisse nourrir
les futurs
comme le pain dans la bouche de nos enfants
de sorte que leurs rêves ne reflètent pas
la mort des nôtres ;
Pour celles d’entre nous
qui ont la peur gravée
comme une trace imprécise au milieu du front
apprenant à craindre le lait de notre mère
car avec cette arme
cette illusion de trouver une certaine sécurité
les brutes espéraient nous réduire au silence.
Pour nous toutes
qui n’étions pas censées survivre
à cet instant et ce triomphe.
Et quand le soleil se lève nous craignons
qu’il ne dure pas
quand le soleil se couche nous craignons
qu’il ne se lève pas au matin
l’estomac plein nous craignons
une indigestion
l’estomac vide nous craignons
de ne plus jamais manger
aimées nous craignons
que l’amour s’évanouisse
seules nous craignons
que l’amour jamais ne revienne
et lorsque nous parlons nous craignons
que nos mots ne soient pas entendus
pas accueillis
mais quand nous sommes silencieuses
nous craignons encore.
Alors il vaut mieux parler
en se rappelant
que nous n’étions pas censées survivre.
Audre Lorde, « Une litanie pour la survie », La Licorne noire, (1978), traduit de l’anglais (États-Unis) par Gerty Dambury, Paris, L’Arche, collection « Des écrits pour la parole », 2021
Habillage sonore : Rocé « Qui nous protège? » (Instrumental) 2001
Née à Harlem, fille d’immigrés caribéens, Audre Lorde refuse d’être réduite au silence. Bibliothécaire, enseignante, éditrice, essayiste et poétesse, elle encourage les femmes à « transformer le silence en parole et en acte », à puiser au cœur de leurs expériences, de leurs émotions les plus profondes, pour les sublimer grâce à l’écriture.