« Ma chérie, quand on a le malheur de chercher une gouttelette de poison dans chaque fleur éclose, on trouve, jusqu’à sa mort, quelque raison de se lamenter. Prends donc les choses sous l’angle opposé et cherche du miel dans chaque fleur : tu trouveras toujours quelque raison de sereine gaieté. En outre, crois-moi, le temps que – comme d’autres aussi – je passe actuellement sous les verrous, ce temps non plus n’est pas perdu. Il apparaitra d’une façon ou d’une autre dans le grand règlement de compte général. Je suis d’avis que l’on doit tout simplement, sans vouloir être trop maligne ni se casser la tête, mener la vie que l’on tient pour juste, sans exiger d’être payée sur l’instant en espèces sonnantes pour tout ce qu’on fait. A la fin, tout sera bien récapitulé ; et si ça ne l’est pas, je « m’en fiche aussi »; même sans ça la vie m’est une telle source de joie : tous les matins j’inspecte scrupuleusement les bourgeons de tous mes arbustes et vérifie où ils en sont ; chaque jour je rends visite à une coccinelle rouge avec deux petits points noirs sur le dos que je maintiens en vie depuis deux semaines sur une branche, dans un pansement de chaude ouate malgré la brise et la froidure ; j’observe les nuages, toujours plus beaux et sans cesse différents, et au total je ne me considère pas plus important que cette petite coccinelle ; et, imbue du sentiment de mon infinie petitesse, je me sens ineffablement heureuse.
Surtout, surtout les nuages ! Quelle inépuisable source de ravissement pour deux yeux humains ! Hier, samedi, l’après-midi, vers cinq heures, j’étais appuyée à la clôture de fil de fer qui sépare le petit jardin du reste de la cour, je me chauffais l’échine au soleil et regardait vers l’est. Sur un fond de ciel bleu pâle se dressait un vaste groupe de nuages d’un gris très tendre que parcourait, comme un souffle une lueur d’un rose léger ; on eût dit quelque monde très lointain ou régnaient une paix, une douceur, une délicatesse infinies. Le tout évoquait un faible sourire, quelque beau et vague souvenir d’une lointaine jeunesse, ou la sensation qu’on éprouve parfois le matin quand on se réveille avec l’impression agréable d’avoir fait un très beau rêve, sans pouvoir se rappeler ce que c’était. »
Rosa Luxemburg, extrait d’une lettre à Louise Kautsky du 15 avril 1917, dans Rosa Luxemburg, « Lettres et textes choisis »
Habillage sonore : « Hebrew song » par Clara Rockmore
Née le 5 mars 1871 à Zamosc (Pologne russe), assassinée le 15 janvier 1919 à Berlin ; théoricienne marxiste, journaliste, leader social-démocrate de gauche puis communiste.